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1967-1974 : voilà pour les dates de « cette époque-là qui n’est justement pas n’importe laquelle ». On pourrait dire, comme Chris Marker dans Le Fond de l’air est rouge : de l’année du Vietnam (mais aussi la grève des chantiers navals de Saint-Nazaire) à l’année de la normalisation fasciste au Chili (mais aussi l’arrivée de Giscard et des « nouveaux patrons » au pouvoir). 1967-1974 : entre la grève de mars à la Rhodia de Besançon et la normalisation du travail aux usines Peugeot de Sochaux, surgissent – sous l’impulsion de Chris Marker et ses amis – constitution et action des « Groupes Medvedkine » production, réalisation et diffusion de films politiques. Ces films ? Insurrections contre l’immobilité, rêves accomplis d’une rencontre entre ouvriers et intellectuels, circulations Paris-province-province-Paris, valeurs d’échange opposées aux échanges ordinaires de la valeur marchande, retours de la caméra à l’usine après des années d’absence (depuis 1936 ?), incarnation d’une croyance en la puissance du cinéma, en son pouvoir de changer le monde, au moins les images du monde, images critiques et critiques d’images. Idée (ou utopie) que le cinéma n’est pas toujours en retard sur l’événement et qu’il peut parfois, comme les locomotives des frères Lumière ou le ciné-train de Medvedkine justement, arriver à l’heure et même, exceptionnellement, en avance. Ainsi, À bientôt, j’espère – titre slogan lancé comme un pavé au visage de la classe dominante – premier film de la série, tourné six mois avant Mai 68 et projeté en avril… 1967-1974 : d’À bientôt, j’espère à Avec le sang des autres, en passant par Classe de lutte, Rhodia 4×8, Images de la Nouvelle Société, Le Traineau-Échelle, Sochaux 11 juin 1968, Les 3/4 de la vie, Lettre à mon ami Pol Cèbe, Septembre chilien, Week-end à Sochaux. Si le premier est encore un film militant sur la condition ouvrière, Classe de lutte, le deuxième, est déjà un film ouvrier militant. Glissement, déplacement, tremblement, train en marche qui dit le renversement de perspective et l’idée majeure : en finir avec le regard (quand il y a regard !) de l’ethnologue, de l’entomologiste ou du Parisien et apprendre à l’objet/sujet à s’approprier les outils de sa représentation : caméra, magnétophone, montage, projection. Moment, si rare, où l’outil-cinéma se « déconcentre », où la machine-cinéma sert d’autres intérêts, où le métier-cinéma se « déprofessionnalise », où l’art-cinéma secoue son économie. En somme, un temps volé où le cinéma se conduit sans permis, mains libres. Et quand la norme reprend son droit par la force, il reste alors, comme en dépôt, la trace de l’idée : des films faits par d’autres, des films faits autrement. 1967-1974 : sept ans d’images, d’écrits et de combats, sept ans de réflexion et d’action mêlées, sept années d’une expérience cinématographique inédite, rien moins que le cinéma « établi » à l’usine – expérience qui mérite qu’on s’y arrête pour en faire l’histoire, celle par exemple du cinéma français qui a eu tort de très bien s’en passer jusqu’à présent. Tentative menée loin de Paris, même si la capitale sert de poumons aux deux mouvements – bisontin et sochalien –, aventure partie de plus loin encore (l’esprit de la Résistance, Peuple et Culture), irriguée par Mai 68, avènement iconoclaste de « cinéastes-ouvriers » caméra au poing et magnéto en bandoulière, qu’est-ce donc que les Groupes Medvedkine, sinon un essai révolutionnaire de cinéma ? Et pourquoi « Medvedkine », sinon pour raccorder avec le nom et l’esprit d’un vieux cinéaste bolchevik qui, tout occupé à servir sincèrement le socialisme, mit aussi un studio entier sur rails pour que le cinéma rencontre les ouvriers ? Je est un auteur. Et après la sortie de terre ou d’usine, comment expliquer la longévité ou, plutôt, la persistance malgré le travail de nuit, la pression patronale, la méfiance syndicale, l’indifférence, le poids lourd d’une vie quotidienne, le sentiment ancré d’une infériorité culturelle, le risque de la discorde, la violence des séparations, la fatigue, l’épuisement ? Comment expliquer que des hommes et des femmes aient tenu si longtemps leur expression à bout de bras ? Au-delà de la force motrice de certaines figures (Chris Marker, Pol Cèbe, Antoine Bonfanti, Bruno Muel…), au-delà de la force d’exemple de quelques autres (prestiges de René Gautier, Joris Evens, Jean-Luc Godard), au-delà du relais vital d’une structure de production (Slon), il faut bien que la réponse soit du côté de la vérité d’une forme : forme de l’organisation, forme des films. Il faut penser les Groupes Medvedkine comme une « association libre ». Libre d’abord de toute obédience. Même si les cinéastes-ouvriers sont tous CGT, leurs films ne suivent pas la « ligne ». L’impulsion vient toujours de l’un d’eux, réaction immédiate à un événement ou un scandale, relayée par des cinéastes « frères », à aucun moment – loin de là – du syndicat ou du parti. Si l’expression n’était déjà prise, il faudrait dire alors que ces films n’ont « ni dieu ni maître », rien d’autre comme origine qu’une rage à formuler, une parole à reprendre, un désir de savoir et de faire savoir. Les oeuvres des Medvedkine ne sont pas tant des films de propagande que des films de révolte, renouant précisément avec l’homme Medvedkine qui truffait chacune de ses bandes soviétiques d’intertitres – leitmotiv : « Camarades, ça ne peut plus durer ! », « Camarades, il faut que ça change ! ». Association libre pour une « libre association », comme disent les freudiens. Liberté d’associer, de rapprocher des personnes, des formes, des genres, des formats, des techniques, des pratiques, liberté de filmer l’interdit, de reprendre les mots du pouvoir et de les dénuder. Cinéma militant sans doute, donc « cinéma différent ». Mais aussi, différent du cinéma militant connu et indentifié. Cinéma inventif, expérimentant dans le même film les vertus du montage court et la restitution d’une parole directe, essayant la fiction et la reconstitution (Week-end à Sochaux), réalisant même ce qu’on n’appelait pas encore un « clip » (Rhodia 4×8), pratiquant pêle-mêle l’humour et la satire, les collages, le banc-titre, l’essai, l’écran noir, le travelling et le zoom, combinant Super 8 et 16 mm, couleur et noir et blanc (Sochaux 11 juin 68), « détournant » les images et les sons à des fins critiques ou personnelles, voire intimes (Le Traîneau-Échelle, Lettre à mon ami Pol Cèbe). D’un film à l’autre, jamais ou presque l’équipe ne se répète à l’identique, même si quelques noms circulent tout le temps ; toujours du sujet lui-même se déduit une forme qui n’a pas peur de s’inventer à chaque fois. Si les causes du passage à l’acte s’identifient, font sens et histoire, les Groupes Medvedkine ont ceci pour eux qu’ils ne visent pas des objectifs précis, libres alors d’en atteindre d’autres. Au regard de la production militante, « efficace », Le Traineau-Échelle de Jean-Pierre Thiebaud, Lettre à mon ami Pol Cèbe de Michel Desrois, Classe de lutte même parce qu’il est aussi (avant tout ?) un grand film d’amour, sont à coup sûr hors sujet ! Sauf qu’ils atteignent justement l’horizon idéal du cinéma militant en cela qu’ils l’excèdent. Est-ce un hasard si les images et le commentaire du Traîneau tutoient les étoiles, radicale contre-plongée ou échelle de Jacob pour un cinéma vertical en terre matérialiste ? Hasard si les trois hommes de Lettre à mon ami Pol Cèbe s’embarquent dans une voiture qui file sur un ruban d’autoroute comme une piste d’envol pour une destination annoncée et perdue dans la nuit (Lost Highway) ? Hasard que ce cinéma icarien ? Exaltation formaliste ou accession, là où on ne l’attendait pas, à une expression de soi ? Et qu’est-ce ici que le formalisme sinon ce qu’il faut : une esthétique politique pour une révolution poétique. À la pointe avancée de lui-même, le cinéma de groupe des Medvedkine renoue ou continue sans l’ombre d’un doute un mouvement de l’art que Jean-Louis Comolli décrivait dans sa critique d’époque de Loin du Vietnam – film-charnière soit dit en passant entre la fin de la Nouvelle Vague et les engagements à venir. Film volontairement projeté avant tout autre lieu à Besançon même et vu ce soir-là par les medvedkiniens du lendemain : « Le premier mérite de cette oeuvre collective est d’affirmer, d’exacerber même l’individualité de chacun de ces artisans. Le Vietnam par là est plus qu’un prétexte : il est le lieu – idéal – où chacun s’identifie le plus à lui-même. Resnais à Resnais et Godard à Godard, bien sûr, qui tous deux font leur autoportrait par le travers de ce travail de commande – retrouvant en cela l’idée fort ancienne qu’il n’est pas de détour qui ne ramène à soi plus sûrement que le plus grand détour, pas de miroir plus complaisamment fidèle que le plus lointain et dont le reflet passe par la plus grande altérité. Ainsi oeuvraient, pense-t-on, les anonymes de l’Art, qui se peignant en Dieu des cathédrales, qui en apôtre ou en ange. […] Comment s’étonner qu’il soit ici question de la vie et de la mort, de la poésie et du cinéma, et non pas tant de l’agression américaine […] puisque – on commence de le comprendre et ce n’est pas la moindre leçon du film – il n’est pas possible à un cinéaste de parler du monde autrement qu’en le faisant sien1. Et n’est-ce pas retrouver en filigrane ce que Rivette identifiait déjà au milieu des années cinquante à la vision du Voyage en Italie de Rossellini et des Indomptables de Nicholas Ray : la naissance du cinéma autobiographique, un tournant qui se prend à la première personne du singulier ? Étrange, rare et logique détour alors que d’en passer par un cinéma à la première personne du pluriel pour que demeure valide en sa version élargie une politique de l’auteur… à l’heure où d’autres, cinéastes reconnus, revendiquent au contraire la dissolution de leur nom dans celui du Collectif (Godard et le Groupe Dziga Vertov). Mains d’oeuvre. Cinéma individuel de groupe, les films des Medvedkine portent en eux-mêmes la trace de la réalisation de chacun, une réalisation qui ne pouvait en passer en retour que par le cinéma et la nature de ses pouvoirs. À l’origine, il s’agit de décrire les traumas. Dans Les 3/4 de la vie, les ouvriers Peugeot racontent l’organisation et le règlement des foyers, la séparation préméditée en blocs d’immeubles des hommes et des femmes, des Français et des immigrés. Dans Avec le sang des autres, démontage de l’organisation de la chaîne qui intercale un FO, un CGT, un Marocain, un Français, un Algérien, tout ce qui fabrique de l’isolement, de la séparation. Autrement dit, couper systématiquement les uns des autres, chacun étant lui-même mis en pièces par un travail parcellaire, morcelé, divisé. Plus loin, un ouvrier parle de ses mains si douloureuses en fin de journée qu’il ne peut toucher le corps de sa compagne. Dans Nouvelle Société n° 7, insistance sur les accidents, ici une main sectionnée. Grande question, question fondatrice que celle des mains, qui revient comme une obsession dans la Lettre à mon ami Pol Cèbe et qui traverse presque tous les films des deux groupes, car c’est la main qui fait l’homme, la main qui fait le film. Et de fait, la mise en scène patronale n’a qu’une seule visée : éviter que le sang des autres ne fasse qu’un tour et s’agrège en un groupe évidemment compatible (le groupe M+ : M comme Medvedkine), éloigner chacun de l’autre et, plus encore, en l’individu lui-même sa tête de son corps, le cerveau et la main. Écartèlement, mutilation, réactualisation d’un démembrement archaïque au profit d’une courbe de productivité en érection. Que peut alors le cinéma, que fait le cinéma ? Il colle, suture, répare, rapproche (« montage-attraction ») et raccorde à vue, panse et pense le lien des faits, associe. La main qui monte contre la main qu’on coupe. Que la scène inaugurale de Classe de lutte se situe dans une salle de montage a beaucoup d’implications, mais entre autres celle-ci : un film est l’inverse de la dispersion, le site d’un remembrement, la reprise d’un tissu humain déchiré. Entre l’oeil et la main, c’est l’histoire de l’oeuf et de la poule, mais quand dans les années trente paysans et mineurs russes se voient à l’écran, les yeux dans les yeux, quand les ouvriers de Peugeot passent au révélateur plutôt qu’au marbre, il se produit la révolution – au moins intérieure – tant espérée : de l’oeil à la main vice-versa, c’est le corps qui se remet en mouvement. En octobre 1917, « les mains prennent la relève des yeux », disait le commentaire markerien de Train en marche. En 2002 à Paris, Henri Traforetti, medvedkinien de la première heure, affirmait encore : « Tenir une caméra dans les mains m’a ouvert les yeux. »1 Et voilà que ça circule, comme le train, comme bon sang qui ne saurait mentir, voilà que deux plans montés ensemble font la chaîne eux aussi, voilà qu’un temps on se prend à espérer que les mains ne soient plus jamais « fragiles » ou « coupées »2, mais puissantes et justes. « Ce n’est pas un hasard si dans le mot humain, il y a le mot main », glisse la voix off embarquée dans la « ciné-voiture » de Lettre à mon ami Pol Cèbe. Et, presque trente ans après, comme l’écho, la voix de Godard répond : « … Les uns pensent, dit-on / les autres agissent / mais la vraie condition de l’homme / c’est de penser avec ses mains.

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